Je garde de vifs souvenirs de l’impression que m’avait fait le marché de la rue d’Agadir lorsqu’enfant, je venais en vacances à Casablanca. Je découvrais par la suite toutes ces architectures modernes en entamant mon parcours d’architecte et les noms derrière ces œuvres marquantes. Zevaco, que j’eu la chance de rencontrer, Azagury qui me fit l’honneur de son amitié, Riou, Basciano, Ben Embarek et les représentants de ce que l’on appellera l'École de Rabat, Faraoui et de Mazières, Tastemain, Castelnau et bien d’autres.
Un parfum particulier émane de cette architecture, une spécificité qui la rend désirable, d’ici et d’ailleurs, manifestation de cette période d’optimisme que furent les années 60 mais aussi une forme d’intemporalité tant les concepts et les principes qui l'ont façonnée font écho encore aujourd’hui.
Ces œuvres sont étudiées dans de nombreuses écoles d'architecture et connaissent un intérêt croissant grâce notamment à la force de diffusion d’Internet.
Ces architectures ont mis en avant une autre modernité, différente des canons rigoristes théorisés par les pionniers du mouvement moderne. Une modernité autre qui se développera dans les pays du sud, au Mexique, au Brésil ou encore en Scandinavie au gré des particularismes et des spécificités locales.
A ce titre, les pionniers marocains s’inscrivent dans la même lignée que Barragan, Utzon, Aalto, Niemeyer, Fehn, Sert et de nombreux autres.
Cette modernité “régionale” telle que théorisée par Alexander Tzonis, Liane Lefaivre et plus tard Kenneth Frampton sous la terminologie de régionalisme critique, fera le lien entre la quête d’universalisme, d’une certaine manière la volonté et la capacité de s’ouvrir et de parler à l’autre et à tous, de créer cette communion de valeurs, et de la contextualité ou la capacité à sublimer l’esprit d’un lieu, de mettre en résonance son histoire, sa géographie, et de tirer justement de ses contraintes et spécificités la sève créatrice.
Cette génération, tout en revendiquant sa modernité, dans le sens d’une vision progressiste et humaniste, trouvera les ressources pour développer une écriture spécifique évitant les formules préétablies, faussement applicables sous n’importe latitude.
Ce modernisme solaire dont les pionniers marocains seront parmi les plus illustres représentants constitue sans conteste l’un des apports les plus intéressants à l’architecture du XXème siècle.
Le grand talent de ces architectes artistes, souvent formés aux Beaux-Arts et ayant de ce fait ressenti à la fois le vent de la modernité mais ayant aussi intégré des siècles de savoir-faire artistique, jouera pour beaucoup dans cette période féconde. Leur parcours, les épreuves subies dans une Europe troublée et le vent de renouveau qui soufflera après-guerre forgera et renforcera leur sensibilité et leur détermination à explorer de nouveaux chemins architecturaux.
Le contexte pré et post-indépendance sera également d’une certaine manière un catalyseur créatif en ce sens qu’il s’agira de répondre aux défis architecturaux d’un pays aux besoins importants et aux moyens limités, terreau propice à une architecture d’une grande intelligence, tirant le meilleur des possibilités matérielles et constructives, en les transcendant et en en faisant ressortir beauté et émotion.
La place de la culture et une compréhension fine du contexte - et paradoxalement de la tradition - jouent un rôle clé dans le développement de cette architecture en ce sens que la géographie, le climat et les réalités sociales nourrissent la réflexion architecturale et stimulent l’émergence d’idées novatrices, mêlant la nécessité à l’opportunité créative. Et renforçant l’appartenance et l’intégration de ces architectures au sein de sociétés traditionnelles, aux pratiques sociales et spatiales en mutation progressive et entrant de manière souvent conflictuelle dans la modernité, vécue comme une rupture voire une déchirure.
D’une certaine manière, cette architecture est en avance sur son temps, préfigurant des enjeux d’actualité, de la dichotomie entre particularismes et universalisme aux questions de la durabilité, avec l’adoption de solutions passives et peu coûteuses, plébiscitées aujourd’hui.
Elle nous dit également quelque chose de ce que devrait être le rapport à la tradition : ni opposition, ni nostalgie anachronique mais plutôt une base, un socle sur lequel des idées nouvelles peuvent émerger. La poétique spatiale, l’intériorité et l’ouverture, la matérialité, la protection face aux éléments, l’abstraction, la sociabilité dans la fabrique de la ville, sont autant de thèmes qui seront revisités à l’aune des canons modernes.
Les fondamentaux demeurent également et s’enrichissent de variations au gré des projets et des architectes : structure, rythme, proportions, matériaux bruts, ombre et lumière, innovations constructives, mais aussi et surtout la recherche de solutions pour le logement et l’émergence progressive de ce que peut être une ville moderne marocaine.
Les pionniers
Zevaco, l’artiste génial tient une place particulière dans notre cœur. Il avait l'amour du Maroc et de l’architecture chevillés au corps et y aura mis son énergie, sa fougue, son éthique et son irréductible passion.
Son architecture a pour trait principal à notre sens la virtuosité, virtuosité de pouvoir décliner des architectures fortes, différentes selon les contextes dans lesquels elles s’insèrent, sculpturales, plastiques sans pour autant sombrer dans une superficialité, mais aussi pleinement fonctionnelles et fortes de leur vérité structurelle et constructive. Un grand sens des proportions, des jeux d’ombres et de lumière, un sens du détail et un amour des couleurs, des textures et des matériaux, qui brassent un vent de fraîcheur et répondent de manière éclatante aux espaces gorgés de soleil auxquels ils sont destinés.
Azagury, fougueux et flamboyant moderne, voire baroque dans ses dernières années, qui aura développé un répertoire formel puissant, constamment sous-tendu par une rigueur structurelle et des proportions soigneusement étudiées.
Faraoui et de Mazières, association prolifique qui aura offert des architectures puissantes et expressives dont les hôtels réalisés dans le sud du Maroc constituent les plus beaux exemples.
Henri Tastemain et Eliane Castelnau, auteurs de très belles réalisations à Rabat notamment, marquées par une rigueur structurelle, une imagination formelle et une sensibilité dans le sens de la composition.
Louis Riou, Domenico Basciano, Claude Verdugo, Abdelkader Bensalem entre autres, auteurs de belles œuvres modernistes jusque dans les années 80 et Mourad Ben Embarek qui entamera sa carrière en pilotant la reconstruction d’Agadir.
Cette architecture, unanimement considérée aujourd’hui comme faisant partie du patrimoine culturel national doit à ce titre être reconsidérée à sa juste valeur, répertoriée et protégée de la meilleure des manières possibles en établissant des procédés de restauration pointus qui puissent permettre aux différentes œuvres de vivre sereinement leur époque tout en en préservant l’essence originelle. Elle doit avoir également valeur d’exemple, en mettant en avant sa justesse et son esprit d’innovation.
A ce titre, le travail accompli depuis plusieurs années par nos amis de l’association Mamma. est remarquable et doit être soutenu. L’association a effectué un véritable travail de répertoriage et de recensement de documents relatifs à ces différentes architectures et a organisé des expositions, des conférences et des campagnes de sensibilisations à l’importance de ce patrimoine, autant d’actions et d’événements tendant à mettre en avant et à vulgariser au plus grand nombre ce qui fait partie intégrante de notre patrimoine commun.
L’organisation du Mamma. Summer Camp vient enrichir et compléter ces différentes actions, cette initiative constituant à notre sens un tournant dans la mesure où il est question non pas simplement de répertorier mais aussi d’analyser, de réinterpréter et de réinventer. Ou comment tirer des enseignements de ce patrimoine et en faire une source d’inspiration pour les étudiants, les praticiens et tous les amoureux de l’architecture. À une époque en pertes de repères, et face aux défis que posent le réchauffement climatique et les inégalités croissantes, une architecture empreinte de beauté, d’éthique et d’imagination peut être une source d’espoir, de renouveau et de vivre-ensemble et pour cela, nous devons pouvoir compter sur notre imagination et notre génie collectif mais nous pouvons aussi nous baser sur notre tradition millénaire et cette belle modernité marocaine que nous admirons aujourd’hui plus que jamais.
Driss Kettani